La Champagne souterraine

Au cœur d’une région marquée à la fois par les grands conflits et par les actes politiques fondateurs de la France et de l’Europe moderne -2012 étant l’année du cinquantenaire de la rencontre De Gaulle-Adenauer à Reims qui ouvrait la voie à la réconciliation franco-allemande-, se trouve l’un des fleurons de l’identité française à travers le monde : le champagne.

Élaboré par un ensemble savamment orchestré de professionnels répartis dans la plus vaste zone d’appellation contrôlée de France, le vin de Champagne est aussi connu que son terroir ignoré. Sa fabrication, caractérisée par un équilibre entre tradition et innovation, résulte d’un processus industriel assumé qui tranche avec l’image d’Épinal des vins français et qui est très réglementé par l’interprofession.

Le rapport au sous-sol

Si le terroir du vignoble le plus septentrional est méconnu, encore peu visité et parfois décrié pour sa faible mise en valeur, cela tient en partie à la méconnaissance de ce qui le rend exceptionnel : son rapport au sous-sol, très présent dans l’iconographie de la Champagne et souvent évoqué comme une architecture verticale. En effet, depuis l’exploitation par les moines d’Hautvillers jusqu’à la révolution industrielle, avec un prolongement aujourd’hui dans la recherche de performances environnementales, le sous-sol a été exploité sous diverses formes. Des caves creusées et maçonnées pour réutiliser les crayères, la plupart du temps dans des proportions monumentales, ont produit des centaines de kilomètres de galeries. Encore utilisées aujourd’hui, elles sont liées à des installations de surface au caractère artisanal, industriel ou de représentation. La constitution sous l’impulsion de l’interprofession du champagne d’un dossier de demande d’inscription sur la liste du patrimoine mondial des “paysages du champagne” a le mérite d’interroger l’identité de ce terroir et de révéler un sujet beaucoup plus tourné vers le patrimoine industriel que vers le paysage lui-même. Requalifié sous le titre « Coteaux, caves et maisons de Champagne », le dossier s’articule autour de trois sites majeurs : les coteaux historiques, l’avenue de Champagne à Épernay et la colline Saint-Nicaise à Reims. Chacun de ces sites possède un sous-sol exceptionnel abritant des millions de bouteilles en cours de vieillissement.

En lisière des “coteaux historiques”, de Cumières à Mareuil-sur-Aÿ en passant par Hautvillers, la ville d’Aÿ, siège de quelques fameuses maisons de champagne, est une zone de densité urbaine cernée par le vignoble au nord et la Marne au sud. Le boulevard du Nord domine la cité : il est bordé par des bâtiments d’exploitation dont le prolongement s’enfonce dans la craie sous le coteau. Des essors, conduits de ventilation du sous-sol, émergent au milieu des vignes, telles des cheminées d’usine sur une toiture végétalisée. La ville se prolonge littéralement sous le vignoble à travers l’appareil de production des maisons de champagne.

La révolution industrielle: changement d’échelle

L’élément emblématique du terroir, la craie, compose la plupart des sols : meuble en surface, dure en sous-sol. Son exploitation remonte à l’époque romaine et Reims connaît alors un essor formidable. Le site, ne possédant aucun obstacle naturel, reçut une forme urbaine qui n’a quasiment pas bougé depuis, si ce n’est par la création d’infrastructures sillonnant la ville : fortifications, voie ferrée, canal, autoroute.

Dans la ville intra-muros, les établissements religieux comme le collège des Jésuites ou l’abbaye Saint-Nicaise présentent la particularité d’un lien naturel entre plusieurs niveaux de caves et des crayères plus profondes qui en constituent le prolongement. Les caves creusées dans une craie tendre de surface sont maçonnées, tandis que les cavités plus profondes ne sont que ponctuellement renforcées par des ouvrages monumentaux en brique ou en béton, afin d’en permettre l’exploitation. Des personnalités marquantes vont, dans le courant du XIXe siècle, conduire des travaux gigantesques dans les villes de Reims et d’Épernay, et faire prendre une autre dimension à l’appareil de production. Eugène Mercier à Épernay fait creuser des caves communiquant avec le chemin de fer, Jeanne Pommery à Reims bâtit son domaine de cinquante hectares sur la colline Saint-Nicaise, zone désolée, marquée par les crayères à l’abandon qui seront réutilisées et reliées entre elles.

Cette importance du patrimoine souterrain dans le plan de gestion Unesco conduit aujourd’hui les services de l’État à s’interroger sur les outils de protection adaptés aux enjeux de conservation d’un patrimoine vivant qui trouve son sens dans la poursuite de son utilisation par les professionnels du secteur. La création en cours de l’aire de valorisation de l’architecture et du patrimoine (AVAP) de la colline Saint-Nicaise de Reims, dont le périmètre est calé sur la connaissance du sous-sol, les sites classés du domaine Ruinart et ceux pressentis sur les coteaux historiques, la ZPPAUP d’Épernay ainsi que des protections en cours au titre des monuments historiques puisent dans l’arsenal d’outils du droit français, mais appellent probablement à s’interroger sur leur adaptation à la problématique du sous-sol.

Raphaël GASTEBOIS
ABF, chef du STAP de la Marne
Élodie ROLLAND
AUE

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